Né en février 1909, à Châbbiya (aujourd’hui un quartier de Tozeur) dans le Sud tunisien, Abou El Kacem Chebbi (أبو القاسم الشابي) est un célèbre poète tunisien et l’un des plus grands poètes arabophones des temps modernes. Il est reconnu comme le poète de l’amour et de la liberté, le « Rimbaud du Maghreb ». Il est indissociable de l’histoire de la Tunisie et est une figure majeure de la culture tunisienne.
Abou El Kacem Chebbi écrit ses premiers poèmes à l’âge de 14 ans.
Il est mort d’une maladie du cœur, à l’âge de 25 ans, en octobre 1934 à Tunis.
Abou El Kacem Chebbi est le poète tunisien le plus célèbre et il est considéré en Tunisie comme LE poète national mais cela n’a pas toujours été le cas. Des timbres et un billet de banque sont à son effigie. Des rues, places, un lycée et un prix littéraire portent son nom. Le tombeau du poète tunisien a été transformé en mausolée. Un buste de lui a été érigé aux environs de Tozeur. Son œuvre fait partie des programmes scolaires et universitaires. Une salle du palais présidentiel de Carthage porte son nom.
Les premiers vers de son poème Iradet al hayet (La volonté de vivre) ont été ajoutés à la fin de l’hymne national tunisien :
Lorsqu’un jour, le peuple aspire à vivre,
Abou El Kacem Chebbi. Premiers vers du poème Iradet al hayet
Le destin se doit de répondre !
Les ténèbres se dissiperont !
Et les chaînes se briseront !
Les poèmes d’Abou El Kacem Chebbi ont été écrits sous le régime du protectorat français en Tunisie. Le poète tunisien dénonce la tyrannie du colonialisme français sans le nommer clairement. Il y prédit une révolte contre le système :
Prends garde car sous les cendres couve le feu
Et quiconque sème les ronces récolte les blessures.
Abou El Kacem Chebbi. Extrait de Ela Toghat Al Alaam
Dès les premiers jours de la Révolution (décembre 2010) qui chassa Ben Ali du pays en janvier 2011, ce sont les vers de ce grand poète tunisien, poète engagé par excellence, que le peuple reprit en chœur, lors des manifestations, du Nord au Sud du pays, jusque dans le désert tunisien où un groupe L’Ami du Vent était en randonnée chamelière !
Réveillez-vous !
La nuit du sommeil touche à sa fin…
Levez-vous comme des lions,
Et ne reculez pas car la mort guette la lâcheté.
Abou El Kacem Chebbi. Extrait de Ela Toghat Al Alaam
Abou El Kacem Chebbi composa ce poème Ela Toghat Al Alaam (Aux tyrans du monde), à Tozeur en 1934, quelques mois avant sa mort.
En 2002, la grande chanteuse tunisienne Latifa Arfaoui, le mit en musique en référence au conflit israélo-arabe, et en 2011, ce poème devint l’emblème de la révolution tunisienne et de la révolution égyptienne, contre les régimes dictatoriaux.
Ô tyran oppresseur…
Ami de la nuit, ennemi de la vie…
Tu t’es moqué d’un peuple impuissant,
Alors que ta main est maculée de son sang,
Tu abîmes la magie de l’univers,
Et tu sèmes les épines du malheur dans ses éminences.
Abou El Kacem Chebbi. Extrait de Ela Toghat Al Alaam
Le poète tunisien Abou El Kacem Chebbi est issu d’une famille aisée, lettrée et intellectuelle. Il est donc né à Châbbiya qui est à l’origine le nom d’une confrérie mystique fondée par Ahmed Ibn Makhlouf Chebbi, ancêtre d’Abou El Kacem Chebbi.
Cheikh Mohamed Ben Belgacem Chebbi, le père d’Abou El Kacem Chebbi, est né en 1879 et est cadi dès 1910, c’est à dire un juge musulman qui a des responsabilités dans les domaines civil, judiciaire et religieux. Il est amateur de poésie et de littérature, et a étudié à l’Université Zitouna à Tunis (l’université qui fut situé de 737 à 1956 au sein même de la mosquée Zitouna de Tunis est probablement le plus ancien établissement d’enseignement du monde arabe). En 1901, cheikh Mohamed Ben Belgacem Chebbi partit étudier au Caire, à la célèbre Université Al-Azhar, et à son retour en Tunisie en 1908 il épousa la mère du poète tunisien.
De cette femme, personne ne sait quoi que ce soit : Abou El Kacem Chebbi l’évoqua dans certains de ses poèmes, en particulier dans Cœur maternel.
Le poète tunisien Abou El Kacem Chebbi a deux frères cadets : Abdelhamid Chebbi et Mohamed Lamine Chebbi.
Mohamed Lamine Chebbi (né en 1917 à Gabès) sera un homme politique tunisien, secrétaire d’État (= ministre) de l’Éducation nationale de 1956 à 1958, au sein du premier gouvernement formé après l’indépendance de la Tunisie.
L’homme politique et écrivain tunisien Abderrazak Cheraït (qui fut maire de Tozeur de 1995 à 2008) précisera qu’Abou El Kacem Chebbi avait un 3e frère et que la romancière et poétesse tunisienne d’expression arabe, Fadhila Chebbi (née en 1946 à Tozeur), est la cousine d’Abou El Kacem Chebbi.
Alors qu’Abou El Kacem Chebbi a à peine un an, la famille quitte Châbbiya pour Siliana (située au Nord-Ouest de la Tunisie). Du fait de la profession du père, les Chebbi vivront dans de nombreuses villes de Tunisie, au gré des affectations professionnelles.
Abou El Kacem Chebbi reçoit une éducation traditionnelle à l’école coranique (dans les différentes villes où est installée la famille) et en 1920 il intègre, comme son père, l’Université Zitouna à Tunis où il étudiera pendant huit ans. Il vit dans des conditions difficiles (du fait de sa santé fragile) dans des médersas (écoles théologiques musulmanes).
À l’Université, le poète tunisien apprend le Coran, suit une formation dans un arabe pur et classique et lit les poètes arabes classiques. Dans les bibliothèques de la Khaldounia (la medersa Al Khaldounia est la première école moderne de Tunisie fondée en 1896 à Tunis par les nationalistes tunisiens), il découvre les traductions en arabe de certaines œuvres d’écrivains et poètes français (en particulier des romantiques) : Chateaubriand, Lamartine, Hugo, de Vigny, de Musset, de Nerval, Goethe, Ossian, Gide, et le poète anglais Keats…
Il découvre également des auteurs arabes : le poète libanais Khalil Gibran, le poète Al-Mutanabbi et les écrivains égyptiens Taha Hussein et Muhammad Husayn Haykal.
À 18 ans, en 1927, Abou El Kacem Chebbi rencontre Zine el-Abidine Snoussi, éditeur à Tunis et animateur d’un cercle littéraire dans son imprimerie Dar al-Arab (dans la médina de Tunis). En 1928, Snoussi publie « Anthologie de la littérature tunisienne contemporaine » en arabe où figurent 27 poèmes d’Abou El Kacem Chebbi.
Abou El Kacem Chebbi milite au sein de l’Association des jeunes musulmans et est élu président du comité des étudiants alors qu’un mouvement de contestation de l’enseignement de l’Université Zitouna agite Tunis. Il souligne la nécessité de rénover et de moderniser la société et l’enseignement scolastique zitounien. Il vise indifféremment les musulmans intégristes et le colonialisme français : « Il faut se révolter contre ce qui existe, et surtout contre ceux qui détestent la lumière. »
En 1928, le poète tunisien s’inscrit à l’École de Droit Tunisien.
Le 1er février 1929, à la Khaldounia, pendant le mois sacré de Ramadan, Abou El Kacem Chebbi donne une conférence retentissante de deux heures sur le thème de « l’imaginaire poétique et la mythologie arabe ». Il y critique la production poétique arabe ancienne, depuis le premier siècle de l’hégire (8e siècle).
Il affirme dans cette conférence à la Khaldounia que « les Arabes n’ont comme expression de la beauté que celle de la femme », et leur reproche « qu’au lieu de la placer sur un piédestal et de la voir d’un regard noble et sacré, à l’exemple des artistes grecs qui en firent leurs muses, le poète arabe ne l’évoque qu’en tant qu’objet de son désir et de sa convoitise charnelle ».
Abou El Kacem Chebbi choque aussi par des propos tels que « la vision de la femme dans la littérature arabe est une vision médiocre, très basse et complètement dégradée ».
Cette conférence déclenche en Tunisie puis dans tout le Proche-Orient de nombreuses réactions violentes à son encontre, particulièrement chez les conservateurs et les poètes salafistes, mais participe fondamentalement au renouvellement de la poésie arabe, à l’avènement de la poésie contemporaine en langue arabe.
En juillet 1929, son père, mourant, retourne à Tozeur. C’est à ce moment-là qu’il promet la main de son fils à l’une de ses cousines, Shahla Ben Amara Ben Ibrahim Chebbi, que le poète tunisien épousera en 1930 et avec laquelle il aura deux enfants : Mohamed Sadok (né en 1931) et Jalal (né en 1934).
Et voici la jolie femme que la vie a fait pousser sur mon chemin, me fixant de ses beaux yeux rêveurs et angéliques. Elle tend vers moi une main douce et enchanteresse, aux doigts effilés couleur de rose, et, de ses lèvres nourries au nectar de la vie, elle imprime sur ma bouche un baiser voluptueux et enivrant.
Abou El Kacem Chebbi
Son père décède le 8 septembre 1929 et la santé d’Abou El Kacem Chebbi se dégrade.
En décembre 1929 un foyer de peste éclot dans le Sud tunisien : c’est à ce moment-là qu’Abou El Kacem Chebbi écrit son poème Ya Ibn Ommi (Ô fils de ma mère).
Le 13 janvier, il tient une conférence à la médersa Slimania sur le thème de la littérature maghrébine. Celle-ci est boycottée par ses adversaires, les oulémas zitouniens (théologien de l’Islam de l’Université Zitouna) et les conservateurs, et il le vit comme un échec cuisant.
Diplômé fin 1930 de l’École de Droit Tunisien, alors qu’il effectue un stage d’avocat au tribunal de la Driba (tribunal de Tunis), il est contraint de retourner à Tozeur en 1931, pour s’occuper de sa famille (mère, frères et épouse), dont il a la charge depuis la mort de son père.
Son 1er fils Mohamed Sadok naît en 1931.
Durant les trois dernières années qu’il lui reste à vivre, malgré la maladie, Abou El Kacem Chebbi est prolifique et écrit de très nombreux poèmes.
En 1933, il écrit entre autres les poèmes Iradet al hayet (La volonté de vivre), Mes chansons ivres, Sous les branches, et Nachid al-jabbar aw hakaza ghanna Promithious (La Chanson de Prométhée).
Je vivrai malgré la maladie qui me ronge
Et les ennemis qui m’assaillent.
Abou El Kacem Chebbi. Extrait de Nachid al-jabbar aw hakaza ghanna Promithious
Bien qu’ayant suivi des enseignements d’arabe littéral, Abou El Kacem Chebbi, grand lecteur de la poésie arabe classique et des romantiques, affectionne de parler la langue du peuple tunisien. Il est résolument le poète du peuple.
Tu es né sans chaînes comme la brise qui passe
Et libre comme la clarté du matin dans le ciel
Pourquoi acceptes-tu donc l’humiliation des chaînes ?
Pourquoi baisses-tu le front devant ceux qui t’ont enchaîné ?
Allons, lève-toi et marche sur le sentier de la vie
Car la vie n’attend point celui qui dort
Abou El Kacem Chebbi
Son second fils Jalal naît en janvier 1934. En février le poète tunisien écrit L’Aveu, puis Le Cœur du poète en mars.
En avril 1934, il écrit son poème emblématique Ela Toghat Al Alaam (Aux tyrans du monde : إلى طغاة العالم).
Le 3 octobre, il est admis très malade à l’hôpital italien de Tunis.
C’est à ce moment-là qu’à Tunis, le leader indépendantiste tunisien Habib Bourguiba (qui deviendra le premier président de la République tunisienne en 1957) demande la souveraineté nationale et l’avènement d’une Tunisie indépendante. Arrêté, il est placé en résidence surveillée avec d’autres indépendantistes. Des émeutes éclatent alors dans tout le pays.
Abou El Kacem Chebbi décède le 9 octobre 1934.
À 25 ans, il est l’auteur de 132 poèmes et laisse derrière lui un journal, des lettres et des articles parus dans différentes revues d’Égypte et de Tunisie.
Les poèmes romantiques de ce poète célèbre sont les prémisses de ce qui deviendra son recueil poétique Aghâni al Hayet (Les chants de la vie) qui ne paraîtra que de manière posthume, en 1955 au Caire, grâce à son frère, Mohamed Lamine Chebbi.
En randonnée chamelière dans le désert tunisien, les chameliers entonnent souvent des chants traditionnels tunisiens, et si l’un d’entre eux est sensible à la poésie, il connaît assurément des vers de ce poète tunisien.
Tu es né pour être libre telle l’ombre du zéphyr
Abou El Kacem Chebbi. Extrait de Mon semblable
Libre telle la lumière du jour dans le ciel
Pour fredonner tel un oiseau où que tu ailles
Pour déclamer ce que le Ciel t’a inspiré
Pour jouer parmi les roses du matin
Pour jouir de la lumière où que tu la voies
Pour marcher, comme tu l’entends, dans les prairies
Et pour cueillir des fleurs sur les coteaux fleuris
Une traduction française intégrale de Iradet al hayet (La volonté de vivre) de ce grand poète tunisien, poète engagé qui ouvrit les portes de la poésie contemporaine arabe et dont le souffle poétique est absolument unique, est disponible sur le site de poésie https://poussiere-virtuelle.com/volonte-vivre-poeme-abou-el-kacem-chebbi